Retour sur la première résidence d’auteurs franco-luxembourgeoise avec Hajar Azell et Jérôme Quiqueret
Du 5 mai au 5 juin 2025 s’est tenue la première résidence d’auteurs croisée franco-luxembourgeoise portée par le Centre de recherche sur les médiations (Université de Lorraine) et la Maison de la littérature (Mersch,Luxembourg).
Porté par le Centre de recherche sur les médiations (Crem, Université de Lorraine, dispositif Récit’Chazelles, département de la Moselle), l’Ambassade de France au Luxembourg (Institut français de Luxembourg), la Drac Grand Est, le Centre national de littérature de Luxembourg et le ministère de la Culture du Grand-Duché de Luxembourg, en partenariat avec la ville de Metz, cette coopération a offert à l’autrice franco-marocaine Hajar Azell la possibilité de séjourner au Luxembourg (Centre national de littérature) et à l’auteur Jérôme Quiqueret (Luxembourg) la possibilité de séjourner en France (Récit’Chazelles). Les deux auteurs ont pu poursuivre leurs recherches et leurs travaux d’écriture, et animer des actions d’éducation artistique auprès des habitants et professionnels locaux du livre.
Deux écrivains d’investigation en résidence en Grande Région
- Hajar Azell
- Jérôme Quiqueret
Jérôme Quiqueret est un écrivain et journaliste luxembourgeois, auteur de Tout devait disparaître (Capybarabooks, 2022), un récit d’enquête autour d’un double meurtre survenu dans les années 1920. Son écriture s’inscrit dans la tradition de la non-fiction : à partir d’archives, il interroge la mémoire collective et donne chair aux vies ordinaires oubliées par l’histoire.
Hajar Azell, autrice franco-marocaine, travaille également dans une écriture d’investigation. Son parcours mêle recherche, archives, fiction et exploration du multilinguisme. Ses projets croisent mémoire, héritage et transmission, en lien étroit avec les langues et les territoires.
Chacun a témoigné lors de trois rencontres (écoles, librairies, institutions culturelles) avec les publics des deux pays. Hajar Azell a tenu une soirée de lecture au Centre national de littérature à Mersch, une rencontre-lecture à la librairie Ernster et une intervention scolaire au lycée technique de Luxembourg. Jérôme Quiqueret a tenu une rencontre avec les élèves du Collège Jean Bauchez au Ban-St-Martin sur Fiction et fait divers, et une causerie avec Anne-Marie Carlier de la librairie « Autour du monde » à l’Agora à Metz.
Rencontre de Jérôme Quiqueret avec les lectrices de Metz
Extrait de Tout devait disparaître, lu par Jérôme Quiqueret à l’Agora, en vidéo.
Le 19 mai à l’Agora à Metz, Jérôme Quiqueret a rencontré un panel de lectrices lors d’une rencontre animée par Anne-Marie Carlier de la librairie « Autour du monde ». Il a présenté son ouvrage Tout devait disparaître, paru en2022 aux éditions Capybarabooks, basées à Mersch (Luxembourg). Tout devait disparaître est une enquête journalistique et littéraire sur un fait divers survenu à Esch-sur-Alzette en 1925 : le double meurtre d’un couple de commerçants eschois, les impasses de l’enquête jusqu’à son élucidation une décennie plus tard, presque par hasard.
Jérôme Quiqueret est revenu sur les dix années qui ont séparé la découverte du fait divers en 2012 et la publication de son ouvrage en 2022. À l’origine, il aborde ce travail avec une démarche d’historien, inspiré par des figures comme Philippe Artières (qui signe la préface du livre), Alain Corbin ou Ivan Jablonka, qui intègrent l’enquête historique à la narration littéraire, ou encore Constellations d’Adrien Bosc dans cette idée de croiser récits, destins et documents.
L’auteur cherche à raconter un fait divers tout en retraçant l’histoire sociale d’un quartier, celui d’Esch-sur-Alzette en pleine révolution industrielle, avec la construction des hauts fourneaux au tournant du XXème siècle, et l’arrivée massive de travailleurs d’autres pays d’Europe, qui posait de nombreux défis d’intégration à cette société luxembourgeoise déjà clivée entre socialistes et conservateurs catholiques.
Dans ses travaux de recherche et d’écriture, Quiqueret a privilégié l’analyse des documents et des archives, à la manière d’un journaliste d’investigation, et a décrit ces documents sans rien romancer. Sa démarche est donc hybride, entre littérature, journalisme et histoire. C’est une méthode d’enquête, qui amène vers de fausses pistes (le livre les suit toutes) et qui peut parfois être un piège narratif pour le lecteur, afin de maintenir l’attention et l’ancrage dans l’histoire.
Le défi de l’auteur, qui écrit cent ans après les faits, était de parler du double meurtre dans son époque, sans céder à l’anachronisme mais en laissant de subtils échos contemporains (notamment sur des thèmes comme la laïcité, la présomption d’innocence, les violences policières, ou le soupçon envers les étrangers). Le style adopté s’inspirait de la sobriété journalistique : des phrases simples, précises, appuyées sur des faits, noms et dates issus des archives. La fictionnalisation est discrète : elle se joue dans la construction du récit. Un narrateur fictif doté de l’ensemble des éléments connus permet au lecteur contemporain de se faire sa propre opinion, contrairement aux contemporains du fait divers, qui n’avaient qu’un accès partiel aux informations.
Le titre Tout devait disparaître illustre trois tentatives d’effacement. Le meurtrier veut faire disparaître les preuves. Le temps aurait dû effacer les traces. Le procès occulte la dimension politique de l’affaire. Le livre, à l’inverse, agit comme un révélateur, en faisant réapparaître ces éléments oubliés ou négligés.
Conférence finale avec les deux auteurs
Les deux auteurs ont conclu leur résidence lors d’une rencontre croisée publique à Metz le 2 juin devant une trentaine de professionnels de la culture et grand public. La vidéo de la conférence est en ligne sur la chaîne Youtube du projet GRACE.
La conférence était animée Céline Ségur, du CREM – Université de Lorraine.

©Ville de Metz
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Récits croisés de leur résidence : entre enquête et immersion
La rencontre entre les deux auteurs a permis de croiser leurs expériences de résidences d’écriture.
Jérôme Quiqueret, en résidence à Metz, a mené une recherche autour d’un meurtre de la Belle Époque, une affaire ancrée dans un contexte de violences faites aux femmes et d’antisémitisme latent. Le meurtrier fréquentait une maison close située dans le quartier juif de Metz, ce qui éclaire les tensions sociales de l’époque. À partir d’archives militaires, médicales et judiciaires, Quiqueret construit un récit précis, documenté, qui interroge le passé à travers la matière brute des documents. Il a également enquêté sur un homme interné à Sarreguemines pour délire de persécution, sans avoir été directement engagé dans les combats ni déplacé par les frontières. C’est la frontière qui l’a traversé, dit l’auteur : l’annexion a provoqué un traumatisme intérieur. Cette attention portée aux conséquences invisibles de l’histoire marque le travail de Quiqueret, très ancré dans la Grande Région, à la différence d’Ajar, dont les récits se déplacent entre la France et le Proche-Orient.
De son côté, Hajar Azell a présenté son travail de longue haleine autour d’un écrivain marocain méconnu, qui écrivait dans plusieurs langues. Elle interroge ce que cela signifie : écrire dans une langue différente de celle qu’on parle, être lu dans aucune ou dans toutes, risquer d’être oublié par chacune. Au Luxembourg, elle a basculé vers la fiction. En s’immergeant dans un territoire multilingue, en rencontrant des auteurs luxembourgeois, elle a exploré le rapport intime à la langue. Elle s’est aussi demandé comment transmettre un sujet complexe à travers la fiction. Son projet de roman a connu plusieurs débuts, testés devant des lecteurs. Le récit retenu adopte le point de vue d’une étudiante en littérature, en quête de mémoire, qui enquête sur cet écrivain marocain absent du récit national. Peu à peu, le personnage s’investit dans son enquête au point de se sentir suivie : elle est prise du vertige de la recherche, de l’immersion dans le passé.
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« Écrire, c’est se déplacer – géographiquement et intérieurement »
Les deux auteurs s’accordent sur l’importance du déplacement dans le processus d’écriture.
Écrire demande à la fois de quitter son environnement familier – « pour oublier la maison » – et de quadriller un territoire, d’en chercher les traces, les résonances.
Quand l’histoire racontée implique le mouvement, l’auteur lui-même se met en mouvement. Il faut parfois s’éloigner d’une ville pour la voir pleinement, et confronter les regards : ceux qui vivent un lieu et ceux qui le découvrent.
Le voyage permet aussi de partager son récit avec des lecteurs nouveaux, qui nourrissent le travail par leurs propres perceptions. Et au-delà du voyage géographique, il s’agit aussi de voyager dans le temps, pour éviter le présentisme et faire résonner le passé avec notre époque, dans un geste d’empathie et de solidarité intergénérationnelle.
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Conseils d’écriture partagés aux participants
A la demande d’un participant à la rencontre, les auteurs ont partagé trois conseils d’écriture.
- Se lancer dans l’écriture automatique, avec ou sans sujet de départ, pendant 5 à 30 minutes par jour.
- Tenir un carnet de personnages : prendre des notes sur eux, se documenter, les faire évoluer.
- Participer à des concours de nouvelles, envoyer des textes à des revues littéraires pour sortir du cadre solitaire de l’écriture.
Cette rencontre riche et vivante a permis de croiser deux écritures d’enquête, toutes deux exigeantes, nourries d’archives, de terrains, de questions de langue et de mémoire. Jérôme Quiqueret et Hajar Azell montrent que l’écriture contemporaine peut faire dialoguer le passé et le présent, l’intime et le collectif, dans une même volonté de comprendre et de transmettre.
Découvrir la conférence en intégralité sur https://www.youtube.com/@InterregGRACE/videos





